Tout jeune caneton, je les avais en horreur. Le soir venu, si l’une d’elles avait l’impudence d’exhiber ses pattes velues, il n’était plus question pour moi de fermer l’œil sans qu’elle ait été traquée et mise hors d’état de nuire, fallut-il vider la mare pour la déloger ! J’étais arachnophobe comme ils disent…
Faut dire qu’elles ne sont pas rassurantes à grouiller du sol au plafond. A quoi ça peut bien leur servir d’ailleurs d’avoir autant de pattes ? Quatre ça suffit non ? Six à la rigueur… mais huit ! Et qu’est-ce qu’elles dissimulent comme ça dans leurs cachettes sombres ? Est-ce qu’elles n’auraient pas quelque chose à se reprocher par hasard ? Moi je dis que c’est louche… Enfin bon, toujours est-il qu’elles sont des dizaines, sinon plus, à avoir payé de leur vie le prix de mes angoisses. Mais à force de les vaincre sans péril, j’ai dû me rendre à l’évidence : elles ne sont pas si terribles et il n’y a aucune gloire à triompher d’elles.
Alors j’ai commencé à les considérer différemment, à les tolérer, à les regarder plus attentivement, avec une curiosité toujours plus sereine. Et chemin faisant, la peur s’est muée en une forme d’admiration. Oh bien sûr les plus impressionnantes d’entre elles me tiennent toujours en respect. Mais après tout, n’est-ce pas là tout ce qu’elles méritent… du respect ?!
Vous qui lisez ceci, abandonnez tout préjugé et acceptez cette courte incursion dans le monde étrange des araignées, de Guadeloupe et d’ailleurs. Et n’ayez crainte ! Contrairement aux idées reçues, aucune espèce n’est capable de vous pondre sous la peau…
[N.B. : toutes les photos qui suivent ont été prises en Guadeloupe]
Pour commencer, accordons-leur le respect dû aux ainés, car les araignées sont apparues il y a environ 390 millions d’années, soit 170 millions d’années avant les premiers dinosaures ! Elles ont depuis traversé les âges et se sont adaptées à un environnement en perpétuel changement, tant et si bien qu’elles ont survécu à quatre épisodes d’extinction massive. Loin d’être cantonnées à nos maisons, elles se rencontrent aujourd’hui dans presque tous les milieux, dans les prairies et les forêts, en plein désert ou sous la glace, du fond des grottes jusqu’aux flancs de l’Everest à plus de 6 500 mètres d’altitude, résistant à des températures comprises entre -25°C et 45°C. Une espèce, Argyroneta aquatica, est même connue pour vivre sous l’eau, à l’aide d’une bulle d’air emprisonnée dans du fil de soie (https://www.youtube.com/watch?v=JqyhhSzv4Hs), tandis que d’autres (de la famille des Pisauridae) sont capables de plonger plusieurs minutes sous l’eau pour capturer leurs proies : des invertébrés aquatiques, des têtards, voire de petits poissons. Bref, où que vous alliez – sauf en Antarctique – elles vous auront précédé, alors autant cohabiter sereinement.
Comme toujours dans la nature, c’est sa diversité qui permet au vivant de s’adapter à son environnement. Ainsi, après des centaines de millions d’années d’évolution, on recense aujourd’hui quelque 45 000 espèces de par le monde. Les araignées – qui ne sont pas des insectes mais des arachnides au même titre que les scorpions et les acariens – possèdent toujours huit pattes (les insectes en ont six), un abdomen, un céphalothorax (la tête et le thorax sont réunis contrairement aux insectes) et quelques autres attributs bien pratiques pour bouger, bondir, voler, palper, chasser, ligoter ou encore séduire (chélicères, pédipalpes, filières et autres glandes à venin…). Pour le reste, on trouve de tout. Les yeux, le plus souvent au nombre de six ou huit (pratique pour la chasse !), peuvent être réduits à quatre, deux, voire zéro pour certaines espèces vivant dans des cavernes. Leur taille est elle aussi très variable mais – n’en déplaise aux semeurs d’angoisses – leur corps ne dépasse jamais les 15 centimètres et la moyenne globale est de 5 petits millimètres seulement…
De belle taille (~10cm pattes étendues) et régulièrement rencontrée dans les maisons antillaises, la Babouk peut mordre pour se défendre mais elle n’est pas dangereuse et fuit le plus souvent.
Araneidae - Gasteracantha cancriformis, présente de nombreuses variantes de couleurs (jaune et rouge, rouge et blanc, blanc et noir, noir et jaune…)
Au premier coup d’œil, beaucoup d’araignées peuvent sembler assez ternes, mais à y regarder de plus près, elles sont nombreuses à arborer des dessins complexes, parfois associés à des formes excentriques et à des couleurs vives : rouge, vert, jaune, orange, bleu, violet…
L’Argiope argenté Argiope argentata (famille des Araneidae) est courante en Guadeloupe. Elle tisse ses toiles géométriques dans la végétation de milieux ouverts et souvent secs.
La grande diversité des araignées se manifeste également dans leurs comportements.
Une vingtaine d’espèces dites « sociales » sont connues sous les Tropiques. Elles peuvent constituer des groupes de dizaines de milliers d’individus parfaitement coordonnés, chacun œuvrant pour la communauté, un peu comme les fourmis ou les abeilles. Mais pour les autres espèces – c’est-à-dire à peu près toutes –, la phase sociale ne concerne que les nouveau-nés pendant quelques jours ou semaines, après quoi chaque individu part vivre en solitaire. Il adopte alors les comportements propres à son espèce, qu’il s’agisse de se nourrir, de se loger ou de se reproduire.
Les techniques de chasse sont variées. On connait surtout les araignées à toile, qui tendent leur piège puis attendent qu’une proie s’y prenne. Certaines toiles sont anarchiques tandis que d’autres sont des chefs d’œuvre géométriques, minutieusement, patiemment élaborés et rapiécés par leur architecte.
Argiope trifasciata est plus rare que sa cousine argentée (ici une femelle et son mâle, beaucoup plus petit).
Le genre Leucauge (famille des Tetragnathidae) compte au moins trois espèces dans les Petites Antilles.
Chez les araignées-crabes (familles des Thomisidae et des Philodromidae), on sait également faire preuve de patience mais l’on n’est guère portées sur le tissage. Alors on revêt son plus beau camouflage, on se dissimule parmi les fleurs et on chasse à l’affût les badauds insouciants, comme les abeilles venues butiner.
Cette petite Thomisidae (cf. Mecaphesa asperata) prend un peu de repos avant de retourner à son poste d’affût
Chez d’autres familles, pas question d’attendre que les proies daignent se faire attraper, on va les chercher ! En matière de traque, les araignées-loups (familles des Lycosidae) et les araignées sauteuses (famille des Salticidae) sont expertes. Et pas besoin d’être grand pour sauter loin : les Salticidae mesurent le plus souvent quelques millimètres à peine mais sont capables de bonds prodigieux, jusqu’à quarante fois la longueur de leur corps. Famille d’araignées la plus diversifiée au monde, les Salticidae ont généralement quatre gros yeux brillants bien visibles (et quatre petits plus discrets) et de nombreuses espèces sont très colorées, un atout que les mâles savent faire valoir lorsqu’il s’agit de séduire une femelle : https://www.youtube.com/watch?v=VEAMq3y0950
Puisque l’on parle gaudriole, il est une particularité des araignées qu’il convient (ou peut-être pas…) de souligner. Chez le mâle, les testicules ne sont pas reliés aux organes copulateurs. Ces derniers sont constitués par des bulbes se trouvant à l’extrémité des pédipalpes, ces deux petits membres qui ressemblent à de courtes pattes de part et d’autre de la tête. Pour se reproduire, le mâle doit donc remplir ses bulbes copulateurs de sperme, et pour ce faire il utilise l’outil à tout faire des araignées : des fils de soie. Il tisse une minuscule toile sur laquelle il dépose une goutte de la précieuse semence qui est ensuite aspirée dans les bulbes à la manière d’une seringue que l’on remplit. La suite de l’histoire leur appartient, à lui et sa dame.
Quand ils ne servent pas d’éprouvette ou à tisser des toiles, les fils de soie permettent de constituer des cocons, d’emmailloter des proies, de chasser (comme les araignées-cracheuses, cousines de Spiderman : https://www.youtube.com/watch?v=DFozCr_tj8I), de descendre des plafonds en rappel… ou encore de voler ! Cette technique, appelée « Ballooning », consiste pour les araignées à se placer sur un point haut puis à laisser flotter dans l’air des fils de soie qui les emporteront avec eux au premier souffle de vent. Parfois, on peut ainsi voir voler des myriades de petites araignées dont les fils iront couvrir la campagne ou les arbres ; c’est le phénomène dit « des fils de la Vierge ».
« Tout cela est bien joli – me direz-vous peut-être – mais qu’elles commencent par arrêter de nous mordre dans notre sommeil ! » Et bien détrompez-vous : rares sont les araignées qui disposent de crochets assez grands pour percer notre peau, et les vrais coupables sont en fait bien souvent des puces, des punaises de lit, voire de simples moustiques. D’ailleurs, les araignées ne se nourrissent pas de notre sang, contrairement aux animaux précédents, et elles ne transmettent pas de maladies. Elles sont certes carnivores mais la grande majorité se nourrit exclusivement d’arthropodes (insectes et assimilés), tandis que seules les plus grandes espèces s’attaquent à des petits mammifères (rongeurs, chauves-souris), à des grenouilles ou encore à des oiseaux. Oui c’est vrai, elles pratiquent parfois le cannibalisme et il arrive que les femelles, généralement plus grandes, mangent les mâles après l’accouplement, mais c’est loin d’être systématique. Enfin, précisons que la quantité et la toxicité de leur venin ne sont pas nécessairement proportionnelles à leur taille et que seule une quinzaine d’espèces dans le monde sont potentiellement dangereuses pour l’Homme, sur plusieurs dizaines de milliers…. On estime en moyenne à moins d’une dizaine le nombre de personnes qui succombent à une morsure d’araignée chaque année.
Et si vous n’êtes toujours pas convaincus, sachez qu’en plus de n’être pas si terribles, les araignées sont mêmes utiles. Excellent insecticide naturel, elles vous débarrasseront sans rien demander des moustiques qui se réfugient au plafond, hors d’atteinte de vos raquettes électriques, à condition bien sûr de leur laisser tisser leur toile dans un coin. Les araignées sont capables de consommer de 10 à 20 % de leur propre poids chaque jour, ce qui correspond en France à plusieurs centaines de millions d’insectes ingurgités annuellement. Elles sont même utilisées dans certains pays pour réguler les populations d’insectes ravageurs de cultures.
Cf. Physocyclus globosus (famille des Pholcidae) fait partie de ces espèces qui peuplent pacifiquement nos plafonds et nous débarrassent « d’indésirables »
La peur des araignées ne se dompte évidemment pas en un claquement de doigts... Et j’en sais quelque chose, foi de canard ! Mais j’espère que ce petit tour d’horizon aura fait entrevoir aux plus réticents qu’une cohabitation sereine est possible, et même bénéfique, pour elles comme pour nous.
Lors de votre prochaine ascension de la Soufrière, ouvrez l’œil, vous aurez peut-être le privilège d’y croiser une autochtone qui ne se rencontre nulle part ailleurs dans le monde : la bien nommée Mygale de la Soufrière (Holothele sulfurensis), qui n’a été découverte que récemment – en 1999 – par Patrick Maréchal. Là encore, soyez rassurés, car avec ses deux petits centimètres à l’âge adulte (voire un seul pour les mâles), elle n’a rien à voir avec la robuste Matoutou falaise de Martinique.
La Mygale de la Soufrière Holothele sulfurensis (famille des Theraphosidae) coule des jours heureux en cœur de Parc National. Faisons en sorte que cela dure…
Signé Le Siffleur d’Amérique
Texte et photos de Thomas Delhotal https://www.flickr.com/photos/108527485%40N06/sets sauf mention contraire en légende. Merci à Laurent Malglaive, Nicolas Barré et Pierre-Yves Pascal pour leurs photos. Merci également à Karl Questel pour sa piste d’identification de Corythalia ou Anasaitis sp.
Sources bibliographiques
Bellmann Heiko, 2014. Guide photo des araignées et arachnides d’Europe. Editions Delachaux et Niestlé. 430 p.
Corbara Bruno, 2016. Les araignées, fascinantes chasseresses. Revue Espèces n°19.
Maréchal Patrick, 2011. A la découverte des… Araignées des Antilles. PLB Editions. 65 p.
Rollard Christine et Blanchot Philippe, 2014. Portraits d’araignées. Editions Quae. 128 p.