« L’essence de la poésie se lit dans ce que dévoile une libellule photographiée : l’étrangeté d’un monde entièrement inventé » A. Cugno
Il y a 300 millions d’années, alors que l’Amérique du Sud et l’Afrique étaient encore unies au sein d’un même supercontinent – le Gondwana – vivait Meganeura monyi, une « libellule » de 70 centimètres d’envergure, le plus grand insecte connu à ce jour. Depuis, l’évolution a rendu les libellules bien plus discrètes. Pour un peu, on en oublierait qu’elles continuent d’exister un peu partout autour de nous, dans les mares, rivières, ravines, mangroves, forêts marécageuses, lagunes, prairies humides et autres étangs. Pourtant, les libellules offrent un spectacle riche et coloré, presque féérique, à qui prend le temps d’aller à leur rencontre.
D’après une légende guadeloupéenne, la première libellule serait née de la transformation d’un petit garçon par Manman Dlo, gardienne des eaux alors déguisée en veille femme et à laquelle il avait refusé de donner de l’eau. En Martinique, un conte explique pour sa part que la Reine Libellule, Marisosé, avait perdu une somptueuse bague. Une fois celle-ci retrouvée, elle décida de porter toutes ses bagues, ainsi que plusieurs anneaux, au bout de sa queue pour que ses bijoux ne tombent plus. Le folklore antillais se révèle aussi riche et imagé quand il s’agit de nommer les libellules. Certains noms traduisent en outre des comportements réels de ces animaux comme en Dominique où on les nomme « Swynié Bonda » - qui essuie l’eau avec son derrière – ou « Sousèt Dlo » - suceur d’eau. Sans oublier « Koké Dlo » - qui fait l’amour à l’eau… On les appelle « Dimwazel » ou « Marisosé » en Martinique et « Zingzing » en créole guadeloupéen, qui offre aussi l’adjectif « zinglèt » désignant une personne maigre à la démarche sautillante et hésitante. Aux Antilles françaises, les libellules sont aussi porteuses de présages. Annonçant une visite, souvent amicale, lorsqu’elles pénètrent dans une maison, elles prédisent la pluie quand elles volent bas. En Martinique, il se raconte que la « Libellule deuil » Erythtrodiplax umbrata apporte le malheur à qui la capture, les marques noires de ses ailes évoquant les voiles portés par les femmes lors des funérailles.
« Les oiseaux appartiennent à notre monde, se meuvent dans le même espace que nous, alors que les insectes nous font changer d’échelle, nous introduisent à un autre univers, un microcosmos qui exige qu’on parle une autre langue » A. Cugno
Si elles ont autant stimulé les imaginaires – comme beaucoup d’autres animaux il faut le reconnaître – c’est peut-être en partie dû à leurs caractéristiques biologiques et écologiques, originales à bien des égards.
Les libellules ont cette particularité, partagée avec quelques autres types d’insectes, de changer radicalement de milieu au cours de leur vie. Tandis que les larves sont confinées au milieu aquatique, les adultes (ou imagos) occupent l’espace aérien, depuis la surface de l’eau jusqu’à au moins 300m d’altitude lors de la phase de dispersion de certaines espèces. Par ailleurs, elles n’ont pas de stade nymphal, c’est-à-dire que les larves « ressemblent » aux adultes, le passage d’un stade – et d’un milieu – à l’autre s’effectuant par une simple mue. Pour ces deux raisons, on dit qu’elles sont hémimétaboles. L’accouplement a lieu en général à proximité d’un point d’eau, posé ou en vol, et certaines espèces forment alors « un cœur » des plus esthétiques. Quant aux œufs, ils sont déposés par les femelles directement dans l’eau (ponte exophyte), à la surface d’une plante (ponte épiphyte) ou encore à l’intérieur d’une plante (ponte endophyte).
Outre leur ressemblance, les larves et les adultes ont un régime alimentaire proche puisque tous deux sont des carnivores opportunistes. Les adultes se nourrissent d’une grande variété d’invertébrés et s’adonnent même parfois au cannibalisme ! Dans nos contrées tropicales, les libellules peuvent se révéler être de précieuses alliées en contribuant à la régulation des populations de moustiques, trouble-fêtes vecteurs de maladies comme la dengue et le chikungunya.
Les larves se délectent pour leur part de nombreuses proies parmi lesquelles des crustacés, des têtards, d’autres larves et même des jeunes crapauds et de petits poissons. Mais si les adultes nous soulagent un peu des moustiques, il a été constaté que les larves de certaines espèces s’attaquent aux jeunes ouassous dans les fermes aquacoles. Ceci étant, la pose d’un filet à la surface de l’eau permet d’endiguer ce problème.
Enfin, on ne peut évoquer les libellules sans parler de leur vol. Stationnaire, en marche avant, à reculons ou en loopings, celui-ci fait d’elles des voiliers hors pair. Mais les libellules ont une botte secrète : des poches d’air sont réparties dans leur corps ; chauffées par le soleil, elles allègent l’insecte qui peut alors consacrer toute son énergie à ses déplacements et non à se maintenir en l’air.
« Les libellules s’en vont, quittent, vont ailleurs, et cet ailleurs est ce qu’elles habitent, là où elles volent, maintenant. Elles sont le détachement même. Elles ne tiennent à rien, si ce n’est à s’en aller. Elles habitent leur départ, indéfiniment » A. Cugno
Chez les Anisoptères (Erythemis vesiculosa à gauche) comme chez les Zygoptères (Ischnura ramburii mâle à droite), le thorax est la partie du corps la plus volumineuse. Il abrite de puissants muscles qui activent les ailes.
Les « libellules » appartiennent à l’ordre des Odonates, qui regroupe en réalité deux sous-ordres. Les Anisoptères – ou libellules – se reconnaissent notamment à leurs ailes asymétriques (les postérieures plus larges que les antérieures) qu’elles gardent généralement ouvertes et étalées au repos, tandis que les Zygoptères – ou demoiselles – ont des ailes semblables qu’elles maintiennent jointes au-dessus de l’abdomen lorsqu’elles sont posées.
Parmi les quelques 5500 espèces de libellules connues aujourd’hui dans le monde, les Petites Antilles en accueillent 49, dont 30 en Martinique et 38 en Guadeloupe. Le fait que la Guadeloupe abrite la plus importante richesse odonatologique des Petites Antilles s’explique en partie par la variété et le nombre considérables de ses zones humides. En 2011, les mares seules étaient au nombre de 2750 selon un inventaire exhaustif, dont les trois-quarts se trouvent en Grande-Terre (notamment dans les Grands Fonds) et 586 à Marie-Galante. Il convient néanmoins de préciser que les mares, tout comme les étangs, étaient quasi-inexistants en Guadeloupe avant l’arrivée des Européens au XVIIème siècle, qui les ont créées principalement pour l’irrigation des cultures et l’abreuvement du bétail. Ces milieux récents d’eaux stagnantes hébergent aujourd’hui la grande majorité des espèces de libellules recensées, dont la plupart sont relativement communes et tolérantes vis-à-vis des conditions du milieu. La plupart des espèces rares se rencontrent pour leur part dans d’autres types de milieux, comme les forêts de la Basse-Terre ou les forêts marécageuses. Pour autant, toutes les espèces de libellules qui peuplent nos îles, qu’elles soient rares ou communes, contribuent à la richesse de notre patrimoine naturel et méritent d’être préservées.
De même que pour la plupart des autres animaux, la principale menace qui pèse sur les libellules concerne la destruction ou la dégradation de leurs habitats : assèchement et comblement des mares et étangs consécutifs à leur abandon, à l’étalement de l’urbanisation ou à l’introduction d’espèces végétales envahissantes ; déforestation ; usage massif de produits phytosanitaires ; rejets d’activités industrielles ou encore lavage du linge et des véhicules dans les rivières. Au titre de la protection des libellules et à bien d’autres (qualité de la ressource en eau et rôle protecteur des zones humides littorales contre les aléas climatiques entre autres), la préservation de nos zones humides constitue aujourd’hui un enjeu majeur qui doit être pris à bras le corps par chacun.
Ichnura hastata, une demoiselle au long cours unique en son genre.
Originaire des deux Amériques, la frêle Ischnura hastata présente une capacité de dispersion remarquable. Elle a en effet réussi à coloniser les îles Galapagos, à presque 1000 km de l’Amérique centrale, et les Açores, à plus de 3000 km de l’Amérique du Nord. Mais dans ce deuxième cas, seules des femelles sont parvenues à destination et s’y reproduisent depuis par parthénogénèse, ne donnant naissance qu’à d’autres femelles. Il s’agit de la seule espèce de libellule connue au monde pratiquant ce mode de reproduction sexuée permettant à une femelle seule de procréer sans l’intervention d’un mâle. Le phénomène est d’autant plus notable qu’il n’a jamais été observé chez les populations américaines de l’espèce. Qui plus est, chez d’autres insectes, la parthénogénèse est généralement rendue possible par la médiation d’une bactérie tandis qu’elle subsiste chez les individus açoriens d’Ischnura hastata traités par des antibiotiques dans un cadre expérimental.
Quand observer les libellules ?
Si quelques espèces sont actives au crépuscule voire de nuit, le pic journalier d’activité de la grande majorité des espèces se situe entre 10h30 et 16h30, avec toutefois une basse d’activité durant les heures les plus chaudes, généralement entre 12h et 14 et surtout pendant le Carême. Pour ce qui est de les trouver, on l’aura compris, il suffit d’ouvrir l’œil aux abords des zones humides en tous genres. Et bien sûr, pour que le plaisir dure, ne les capturez pas mais contentez-vous de les observer ou de les photographier.
Texte et photos, toutes prises en Guadeloupe, du Siffleur d'Amérique, alias Thomas Delhotal.
Pour aller plus loin.
Afin de découvrir les libellules des Petites Antilles et contribuer à leur protection, vous pouvez vous rapprocher de la Société d’Histoire Naturelle L’Herminier http://www.shnlh.org/fr/. Nous vous recommandons également la lecture de l’ouvrage suivant, coécrit par son Président, François Meurgey, entomologiste au Muséum d’Histoire naturelle de Nantes, et Lionel Picard, spécialiste en biogéographie des Odonates des Antilles. La grande majorité des informations contenues dans cet article en sont issues.
Meurgey F. & Picard L., 2011. – Les Libellules des Antilles françaises. Biotope, Mèze (Collection Parthénope) ; Muséum national d’Histoire naturelle, Paris, 440 p.
Autres sources bibliographiques utilisées dans cet article.
Albouy V., 2010. Les insectes ont-ils un cerveau ? 200 clés pour comprendre les insectes. Editions Quae. Cemagref, Cirad, Ifremer, Inra. 200 p.
Cugno A., 2011. La libellule et le philosophe. Ed. L’iconoclaste, Paris. 181 p. (existe en format poche aux éditions Albin Miche, 2014)
Meurgey F., Poiron C., 2011. Libellules des Petites Antilles. Revue Espèces n°2.
Quelques sites proposant des photos de libellules (identifiées) des Antilles françaises.
Photos naturalistes de Guadeloupe (Thomas Delhotal) : https://www.flickr.com/photos/108527485@N06/sets/72157641458370054/
Société d’Histoire Naturelle l’Herminier : http://www.shnlh.org/galerie_photos/index.php?/category/19
Ti racoon : http://ti.racoon.free.fr/category.php?cat=12&expand=1,5