Les interviews pas du tout imaginaires du Toto-Bois.
Ce mois-ci, j'ai rencontré Alain Rousteau.
Qui c'est celui-là ? Au départ, c'est un copain. Et puis c'est aussi quelqu'un qui travaille à l'Université Antilles-Guyane, en écologie forestière. Il fait partie de notre association, et n'est pas le dernier à mouiller sa chemise lorsque nous nous mobilisons sur tel ou tel dossier sensible. Mais venons-en aux faits. Alain a travaillé sur une problématique (comme on dit dans les milieux autorisés) intéressante : la non-régénération des gaïacs aux îlets de la Petite-Terre. Maguy Dulormne, Lydie Largitte, Astrid Monthieux, René Dumont, Christophe Ndong-Mba et Alain Saint-Auret ont participé aux opérations élaborées pour élucider l'égnime.
Quelques mots d'explication.
Le gaïac est une espèce d'arbre qui fût utilisée aux temps jadis et jusqu'au siècle dernier, pour la fabrication de poulies (il paraîtrait même que Rackham le Rouge et le Capitaine Crochet ne juraient que par les poulies en bois de gaïac). C'est un bois très dense, à texture fine, presque huileuse, idéal donc pour fabriquer des pièces mécaniques auto-lubrifiantes soumises à de fortes contraintes : dans les moulins, sur les bateaux... On en extrayait aussi une huile essentielle d'intérêt médical, le gaïacol. On faisait également brûler la sciure pour soigner les maladies vénériennes. Une fois cuits, les patients se plaignaient beaucoup moins. Mais comme savent les médecins, soigner n'est pas guérir... Bref, le gaïac était tellement prisé qu'on l'appelait 'l'arbre de vie" (lignum vitae).
Il y a tout naturellement eu surexploitation de cette essence (on ne se refait pas). Sa répartition est maintenant relativement limitée. En Guadeloupe, il en existe dans certains jardins de la Basse-Terre, ET à Petite-Terre. Ceux de Petite-Terre sont vieux, le plus jeune d'entre eux a environ 50 ans. Comme je vous le dis. Pas de plantules, pas de jeunes arbres, rien. Bizarre tout de même.
Je précise à l'attention des internautes qui ne connaîtraient pas Petite-Terre (les pauvres), qu'il s'agit de deux îlots d'environ 150 hectares, situés à une dizaine de kilomètres à l'est de la Guadeloupe. Climat tropical à saison sèche marquée, végétation typique des zones sèches sur sable et calcaire, Petite-Terre est inhabitée et bénéficie du statut de réserve naturelle depuis 1989. Un bijou donc, qui de plus héberge la plus forte population mondiale d'iguanes des Petites Antilles.
A ce stade, je sors mon micro, je branche mon vieux magnéto à bande, et silence, on tourne.
Toto-Bois - Bonjour Alain, nous allons abuser de ton temps précieux, pour que tu nous racontes tout ce que nous avons toujours voulu savoir sur les problèmes du gaïac à Petite-Terre. Tout d'abord, quel est le nom latin du gaïac, et à quelle famille botanique appartient-il ?
Alain - Eh bien il s'agit de Gaiacum officinalis, de la famille des Zygophyllaceae. Zygo signifie "joug, union, paire, jonction", et phylle signifie feuille. Son feuillage présente en effet des feuilles et folioles symétriques de part et d'autre de la tige et des nervures.
TB - Peux-tu nous dire où on le rencontre en dehors de Petite-Terre ?
Alain - On ne le trouve quasiment plus à l'état sauvage, sauf peut-être à la Désirade. A Saint-Barthélémy, il y en a beaucoup dans les jardins. Dans le temps, les Saint-Barths arrimaient leurs cases quand un cyclone arrivait, avec des cordes accrochées aux racines de gaïac. Ils construisaient leurs cases à côté des gaïacs, ou plantaient des gaïacs aux 4 coins de leurs cases.
TB - A Petite-Terre, sait-on combien d'individus de gaïac il y a, et quel est leur âge moyen ?
Alain - Nous en avons répertorié une trentaine. Mais il y en a peut-être davantage car nous n'allons presque jamais dans certains endroits assez difficiles d'accès, comme par exemple à l'est de la grande saline. Ils ont tous plus de 50 ans, et beaucoup sont sans doute plus que centenaires. Mais c'est difficile d'évaluer leur âge, ils poussent très lentement dans ces conditions difficiles, avec des ressources limitées en eau, en matières organiques et en minéraux.
TB - J'ai entendu dire que si on prélève des graines de gaïac à Petite-Terre et qu'on les sème ailleurs, elles sont capables de germer et pousser normalement. C'est vrai ?
Alain - Ouh la la attention, il est absolument interdit de prélever ou de semer des graines de gaïac en dehors des procédures scientifiques dûment agréées. Mais c'est vrai qu'elles germent, nous en avons fait l'expérience.
TB - Mais alors, qu'est ce qui peut bien expliquer ce phénomène ? Et quelles expériences avez-vous menées pour y comprendre quelque chose ?
Alain - Pour savoir s'il s'agissait d'un problème de sol, nous avons semé des graines après les avoir lavées, sur le sol à Petite-Terre, et nous avons protégé les semis avec des grillages. Elles ont germé normalement et un certain nombre a survécu pendant un an. Puis toutes les plantules sont mortes. Nous avons fait la même expérience à l'université, en semant les graines dans des pots de terre de Petite-Terre, et en les arrosant. Là encore, très bonne germination au bout de trois semaines ; par contre, certaines graines n'ont germé que 18 mois après le semis.
TB - Incroyable ! Donc ce n'est pas un problème de sol. Alors le climat ?
Alain - C'est possible. La sécheresse doit limiter beaucoup le taux de germination, et provoquer une forte mortalité chez les plantules. Pour expliquer la présence de gaïacs centenaires, il y a plusieurs hypothèses. Soit le climat était plus humide à l'époque. Ou alors, il y avait une ou deux fois par siècle une année favorable, avec des pluies au bon moment. Dernière hypothèse, ils ont été cultivés, donc plantés et soignés, du temps où l'île était habitée. Mais on n'a aucune preuve à ce sujet.
TB - Il n'y aurait pas aussi des animaux qui s'attaqueraient aux plantules ?
Alain - Tu as l'air bien renseigné... En effet, nous avons observé un petit charançon dans les fleurs de gaïac, et très souvent un petit ver, peut-être la larve de ce coléoptère dans les graines. Comme par hasard, ce ver grignote la tigelle de l'embryon de la graine. Il ne s'intéresse même pas aux cotylédons, de sorte qu'à la première morsure, c'est fichu pour la germination.
TB - Et toutes les graines sont attaquées par le ver ?
Alain - Pas tout à fait. Le gaïac commence à faire ses fruits en août. A ce moment-là, on trouve des graines sans vers. Puis dès qu'on avance dans la saison, à partir d'octobre, toutes les graines sont colonisées par des vers, et plus rien ne germe. Il y a donc un petit décalage entre le cycle de l'insecte et celui de l'arbre, avec une période d'environ un mois ou deux pendant lesquels les graines peuvent éviter l'attaque fatale.
TB - Ca fait donc une fenêtre de tir réduite pour que le gaïac réussisse à se régénérer, entre la sécheresse et l'attaque des vers !
Alain - Oui, d'autant plus que d'autres animaux peuvent aussi tuer non pas les graines mais les plantules : les bernard-l'hermite, très nombreux là-bas, et qui sont tout-à-fait capables de cisailler des plantules, ou de les déraciner par inadvertance. Et aussi les iguanes, qui sont bien connus pour brouter des feuilles de gaïac ; on peut imaginer qu'ils effeuillent ou même arrachent des plantules involontairement. Pour ces deux animaux, ce ne sont que des présomptions, nous n'avons pas fait d'observations ni d'expériences spécifiques.
TB - Bigre, l'affaire est grave tout de même. Si je résume, pour arriver à se régénérer, un gaïac lambda doit produire une graine mature en août ou septembre pour éviter les vers, cette graine doit ensuite être arrosée par une bonne pluie pour qu'elle germe, puis, on doit avoir si possible une ou plusieurs années de suite assez pluvieuses pour que la plantule survive, et enfin, les copains brouteurs doivent ne pas se trouver sur son chemin. Ca fait beaucoup pour un seul arbre !
Alain - Eh oui, c'est pour ça que ça n'arrive jamais. Je ne devrais pas dire jamais, car une fois, Lydie Largitte, gardienne à la réserve de Petite-Terre, a trouvé un bébé gaïac à Petit-Terre. Il avait probablement plus d'un an et a fini par disparaître. Mais il faut quand même dire que le gaïac n'est pas tout seul dans ce cas : à part le Laguncularia, un arbuste de mangrove, ou le Rhizophora sur les rives des lagunes, AUCUN arbre ne se régénère naturellement à Petite-Terre. Ni les mancenilliers, ni les poiriers-pays, ni les bois couleuvre...
TB - Eh bien, moi qui pensais finir sur une note optimiste, c'est raté. Comment va évoluer la végétation si aucun arbre ne se régénère ? !!
Mais nous reprendrons cette discussion une autre fois, car je dois rendre l'antenne à ma fourmi la voisine. Merci Alain Rousteau pour cet entretien et à vous les studios.
Quelques saines lectures le soir au coin du barbecue :
- Dulormne M., Largitte L., Monthieux A., Ndong-Ba C., Rousteau A. & Saint-Auret A. 2006. Le déficit de régénération des Gaïacs de la Petite Terre. Rapport Bios Environnement, 27 pp.
- Rousteau A. 2004. Régénération forestière dans les espaces forestiers littoraux : variété des processus naturels ou anomalies menaçant la pérénité des écosystèmes ? Revue d'Ecologie (La Terre et la Vie) 59 : 163-170.