Les interviews pas du tout imaginaires du Toto-Bois.
Juvénile de Tafaliscinae. Cliché L. Desutter.
La semaine dernière, aux tréfonds de la forêt de Sofaia, j'essayais d'extirper un asticot d'une écorce trempée (je suppose que vous avez remarqué le temps qu'il a fait en juillet dernier). Je découvris alors une silhouette inhabituelle en ces lieux. Une femme courbée vers le sol, je dirais même plus accroupie, en train de farfouiller dans la litière. Encore un peu elle serait venue m'ôter le pain de la bouche, où plutôt le vermisseau du bec.
Ne cédant pas à l'impulsion première de prendre la fuite à tire d'ailes, je m'approchai de la quidame. D'un abord sympathique, elle accepta de répondre à mes questions, sans même s'étonner qu'un volatile de mon espèce fût doué de parole.
Toto-Bois (TB) - Comment t'appelles-tu, et que fais-tu donc dans la forêt ?
Elle - Desutter. Laure Desutter. Je cherche des Grillons.
TB - Pourquoi t'intéresses-tu aux Grillons ?
Elle - C'est le hasard qui m'a poussée vers eux. Moi ce qui m'intéressait étant étudiante, c'était la façon dont les animaux communiquent par voie acoustique. Alors ça aurait aussi bien pu être les grenouilles, ou les oiseaux, mais j'ai eu la possibilité d'étudier les grillons. Il faut dire que j'avais un goût prononcé pour les insectes, qui sont d'un contact plus facile que les vertébrés.
TB - Hi ! Moi aussi j'ai un goût prononcé pour les insectes ! Mais qu'est ce que les Grillons ont de particulier ?
Elle - Ils sont nocturnes, totalement inoffensifs et bons musiciens. En plus de ça, ils sont beaux. Sur des critères plus scientifiques si jamais ça t'intéresse, les espèces sont très diversifiées, surtout dans les forêts et dans les îles.
TB - Ah. Je commence à mieux comprendre la raison de ta présence. Et alors, quelle est leur importance en Guadeloupe ?
Elle - Pour l'instant, j'ai réussi à identifier à peu près 50 espèces, ce qui est beaucoup par rapport aux sauterelles et aux criquets. Chez les grillons néotropicaux, on trouve peu d'espèces banales à large aire de répartition, et donc beaucoup d'espèces endémiques.
Femelle de Podoscirtidae. Cliché LD.
TB - Comment chantent-ils ?
Elle - Seuls les mâles adultes chantent, pour appeler les femelles. Ils relèvent leur première paire d'ailes, les élytres, les frottent l'une contre l'autre et en avant pour la stridulation. Une plage sans nervure, un peu élargie, présente sur les élytres, fait office de surface de résonance. La qualité musicale du chant des grillons s'explique par un spectre sonore très resserré autour d'une fréquence.
TB - Mais alors, peut-être peux-tu nous dire qui est ce qu'on appelle ici le forgeron ?
Elle - Celui qui fait "Tink... Tink..." ? Mais oui, c'est bien un grillon. Paragryllus martini, de la famille des Phalangopsidae. Les adultes vivent sous les écorces de la canopée. Ils mesurent plus de 5 cm de long, et sont beige marbré. Les mâles ont des éperons modifiés avec des glandes sur leurs pattes postérieures. On ne sait pas vraiment à quoi ils servent, peut-être pour maintenir la femelle pendant l'accouplement. Là où j'ai entendu le plus de forgerons, c'est justement ici dans la forêt de Sofaia, toujours la nuit évidemment.
TB - Sans vouloir être indiscret, dans quel cadre es-tu venue étudier ces insectes ?
Elle - Eh bien je fais partie du Museum National d'Histoire Naturelle, et nous avons pour projet de rédiger un mémoire sur les Orthoptères des Antilles françaises.
TB - Je tente une question qui fâche. Quel est ton point de vue d'entomologiste sur les risques liés aux prélèvements d'organismes vivants dans la nature ? Cela ne risque-t-il pas de nuire à la biodiversité ?
Elle - Il est nécessaire de faire des collectes pour connaître la biodiversité et être capable de la préserver. Mais je suis contre les inventaires par piégeage tous azimuts, ou les échantillonnages de masse, sans étude associée. Ce type de prélèvements est dangereux car il peut affaiblir ou faire disparaître certaines populations. Je pense qu'il faut toujours associer des observations sur la biologie lorsqu'on fait des prélèvements.
Encore elle - Une petite histoire pour finir. En Guadeloupe, il y a une espèce de grillons très commune dans les pelouses, Anurogryllus muticus. Eh bien cette espèce vit presque socialement. Les femelles vivent et pondent dans un terrier. Lorsque les jeunes ont éclos, elles les soignent en leur apportant à manger des petits fragments d'herbe.
Toujours elle - Et en cadeau spécialement pour les fidèles d'AEVA, le chant de deux espèces de grillons. Je dois avouer que l'espace acoustique guadeloupéen est occupé par les... grenouilles, qui font un vacarme dont je n'étais pas coutumière. Les grillons se font tant bien que mal une petite place dans ce tintamarre.
Amphiacusta chantant. Cliché LD.
TB - Incroyable ces mélodies. Mais nous reprendrons cette discussion une autre fois, car je dois rendre l'antenne (mauvais jeu de mots d'entomologiste). Merci Laure pour cet entretien et à vous les studios.